J’ai bien failli ne jamais découvrir ce très beau livre. Il m’avait pourtant été chaudement recommandé par ma bibliothécaire, qui l’avait gardé dans sa short liste de livres à défendre absolument, et réservé de longues semaines à l’avance. Une fois en ma possession, son sort ne fut pas à la mesure de sa réputation puisqu’il se retrouva enterré sous une pile de romans en attente, invisible au regard et donc au désir au moment crucial du choix (mais que vais-je donc lire maintenant ?). Les semaines passant, accaparée par d’autres lectures, j’oubliais l’effet qu’avaient produit sur moi les paroles de ma bibliothécaire et m’apprêtais finalement à le rendre sans l’avoir lu. Quelques jours avant la date de retour, dans un moment de liberté, je le prends machinalement, sans attente particulière, ni même de curiosité, et l’ouvre à la première page.

On sait, me semble-t-il, dès les premières lignes d’un livre si l’on est prêt à se laisser happer totalement et complètement par son propos ou si l’on va seulement cheminer gentiment à ses côtés. En ouvrant L’écriture ou la vie de Jorge Semprun, j’ai senti qu’on me saisissait par le col de la veste pour me faire entrer pas à pas dans le monde de l’indicible. Un monde à l’écart, déserté depuis l’origine par les oiseaux, où le vivant n’a plus sa place. J’ai parfois suffoqué, mais jamais résisté, car la beauté du langage invite au respect et au recueillement, parce que le pire est plus évoqué que décrit, et que l’auteur ne cède pas devant ses émotions, privilégiant le dialogue avec lui-même et avec son lecteur pris à témoin.

En 1945, Jorge Semprun a 21 ans. Etudiant en philosophie, il a été arrêté deux ans auparavant pour faits de résistance, et déporté au camp de Buchenwald. Le livre débute à la libération du camp, lorsque croisant des soldats alliés, il peut lire dans les yeux de ses libérateurs l’horreur vécue que trahissent les siens. La suite est un lent et difficile travail de la mémoire, reconstituée des décennies plus tard, pour retracer les heures, les jours et les mois d’après. L’après des souffrances, des morts, du désastre. L’après des camarades disparus. Et les questions. Comment rentrer quand on n’a plus de foyer. Comment raconter ce qu’on voudrait désespérément oublier. Comment survivre à la mort.

Après plusieurs tentatives, le jeune Semprun renonce à écrire sur Buchenwald. Chaque mot ravivant ses angoisses et l’envoyant un peu plus vers le fond, entre l’écriture et la vie, il choisit donc de vivre. Cette vie, ce sera le combat contre le régime franquiste, les conquêtes amoureuses et puis aussi la reconnaissance littéraire. Avec souvent la sensation de vivre dans un rêve, la seule réalité possible étant celle du camp qu’il retrouvera cinquante ans après avec ses petits-fils. Un retour dans le passé qui clôture le récit d’une vie pleine et chaotique et déclenche l’écriture de ce livre.

Il faut lire ce livre pour sa première partie (la seconde, avec ses longueurs, m’a laissée parfois au bord du chemin). Elle recèle certaines des plus belles pages que j’ai pu lire en littérature. Au milieu du désespoir concentrationnaire, il y avait aussi des moments intenses d’humanité, les dimanches après-midi de liberté, les discussions passionnées avec les autres intellectuels et la poésie. Poésie récitée avec ses camarades, chuchotée à l’oreille des agonisants ou criée à tue-tête sur la place d’appel libérée.

Etty Hillesum écrivait dans son journal, quelques semaines avant sa déportation : « Donne-moi chaque jour une petite ligne de poésie, mon Dieu, et si jamais je suis empêchée de la noter, n'ayant ni papier ni lumière, je la murmurerai le soir à ton vaste ciel. Mais envoie-moi de temps en temps une petite ligne de poésie. »

La poésie, ou l’ultime élan de vie.

L’écriture ou la vie de Jorge Semprun

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L’écriture ou la vie

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