Un air de crise
Il est toujours un peu difficile de s’enfoncer dans le noir. Chaque année, à l’approche de l’hiver, c’est ce qu’on s’entend dire à l’intérieur de soi. Pour conjurer la nuit, chacun a son gri-gri. On fait un shopping frénétique, on allume des bougies et de l’encens, on regarde des comédies romantiques, on ressort des cartons les boules de couleur, on écoute du jazz ou des cantiques, quand la nuit tombe à cinq heures.
Cette année, la nuit s’ajoute à la nuit. Partout il se dit qu’on ne passera pas l’hiver, ou alors dans un drôle d’état de nerfs. La crise est sur les ondes et dans les journaux et comme toutes les pestes, pollue les esprits avant même de s’attaquer aux corps.
On a envie de les faire taire ceux qui sous prétexte d’alerte font monter les peurs, on a envie de les faire taire ceux qui vivent de commentaires. Ils disent craindre les spasmes d’un système qui défaille et pourtant bizarrement ils continuent à le défendre. Pour une fois, retirons la parole aux experts (journalistes, analystes, économistes, sondeurs, politiques,…) qui occupent tout l’espace médiatique. J’ai envie d’entendre d’autres mots que déficit, compression de budget ou faillite.
Spinoza disait : Face à la peur, il n’y a que la joie.
Et Boris Vian :
Ils cassent le monde En petits morceaux Ils cassent le monde A coups de marteau Mais ça m'est égal Ca m'est bien égal Il en reste assez pour moi Il en reste assez Il suffit que j'aime Une pierre bleue Un chemin de terre Un oiseau peureux Il suffit que j'aime Un brin d'herbe mince Une goutte de rosée Un grillon des bois Ils peuvent casser le monde En petits morceaux Il en reste assez pour moi Il en reste assez J'aurais toujours un peu d'air Un petit filet de vie Dans l'oeil un peu de lumière Et le vent dans les orties Et même, et même S'ils me mettent en prison Il en reste assez pour moi Il en reste assez Il suffit que j'aime Cette pierre corrodée Ces crochets de fer Où s'attarde un peu de sang Je l'aime, je l'aime La planche usée de mon lit La paillasse et le châlit La poussière de soleil J'aime le judas qui s'ouvre Les hommes qui sont entrés Qui s'avancent, qui m'emmènent Retrouver la vie du monde Et retrouver la couleur J'aime ces deux longs montants Ce couteau triangulaire Ces messieurs vêtus de noir C'est ma fête et je suis fier Je l'aime, je l'aime Ce panier rempli de son Où je vais poser ma tête Oh, je l'aime pour de bon Il suffit que j'aime Un brin d'herbe bleue Une goutte de rosée Un amour d'oiseau peureux Ils cassent le monde Avec leurs marteaux pesants Il en reste assez pour moi Il en reste assez, mon cœur
Pour conjurer les rumeurs de crise, j’ai coupé la radio. Dans ma voiture, à la place des infos, j’écoute la voix de Trintignant (je n’aime pas beaucoup le comédien, mais là, il est merveilleux). Il dit des poèmes de Robert Desnos, Jacques Prévert et Boris Vian, c’est enregistré sur scène, ça n’a rien d’ennuyeux, c’est juste beau. Et qu’est-ce que ça fait du bien !
Vian, Prévert, Desnos
Un enregistrement de Jean-Louis Trintignant